Les documents secrets
Trente ans de ma vie militaire m’ont appris à voir la mort en face. Etrange paradoxe : plus j’avance en âge, plus cette mort s’éloigne de moi. Loin du feu de l’action, me voici devenu bureaucrate de haut niveau. Sans doute m’éteindrais-je dans mon lit, vieux et honoré, au XXIe siècle.
C’est du moins ce que j’ai cru jusqu’à ces dernières semaines. Quand soudain les médecins ont décelé en moi les symptômes de ce qui pourrait être une fin misérable et rapide. Une mort lâche, fuyant le terrain de la guerre, crachant sur les tables de la stratégie.
Mourir les bras croisés ? Jamais ! L’image première que j’ai de moi-même est celle d’un guerrier. Mais le temps a passé, et l’officier d’état-major a remplacé le combattant. Alors voici l’heure du bilan. Depuis quelques années qu’ai-je fait, sinon vivre les bras croisés ?
L’obéissance sans conscience est vertu de subalterne. L’esclave trop intelligent se voile docilement la face, et il fait bien : il participe de l’ordre antique. Mais une fois envoyé comme gladiateur aux arènes, qu’il persiste à obéir à des ordres insanes et le voici devenu criminel : il collabore à la dépravation de l’Empire.
Des années d’obéissance m’ont fait taire la vérité pour avoir le repos. J’ai feint d’être sot pour vivre avec des ambitieux, des mandarins étoilés aux ordres d’un pouvoir politique dont la conduite ces derniers mois dans l’affaire tchadienne fut empreinte tour à tour d’irrésolution, de lâcheté et finalment de mensonge. Dire la vérité sur la façon dont s’est déroulée l’opération Manta décidée en aopût 1983, explique la “drôle de guerre du Tchad” et l’enlisement de l’autorité élyséenne dans les sables mouvants lybiens, tel sera peut-être mon dernier acte d’homme de guerre.
Ainsi ne mourrai-je pas les bras croisés. Si je venais à être découvert, j’aurais de toute manière gagné le combat. L’antique loi est formelle : tout esclave repris meurt crucifié.
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Plon – 1985
Très bon état